Stupeur

Stupeur. Je suis convoquée au commissariat de police. Je me demande ce que cela peut bien cacher. Serait-il question de réglementer ma « profession » ? Ou bien ma rencontre avec Michel Dautrand aurait-elle déjà fait quelques vagues, quelques éclaboussures ? Il faut se méfier avec les petites villes : la vie publique y télescope vite la vie privée.

En fait il s’agit de l’affaire de Clorinde. J’aurais dû y penser. Mais un mois après, j’avais de bonnes raisons de croire que tout était classé, puisqu’il ne s’était rien passé. C’est ce que j’explique à l’homme qui vient de se présenter à moi comme le commissaire Beloy et qui porte bien une probable cinquantaine : blouson de cuir souple, allure sportive, style vaguement baroudeur à ce que j’imagine. Je lui dis que cette histoire relève de la pure fiction, de l’imagination enfiévrée d’une femme un peu exaltée, sans doute inquiète à juste titre, et de la fantaisie d’une gamine délurée. Sait-il au moins que tout était rentré dans l’ordre le jour même, que tous les bijoux avaient été récupérés ? Il le sait parfaitement, il me rassure, il me précise que jamais la moindre plainte n’a été déposée et qu’il a assez d’expérience pour avoir très vite ramené les choses à leurs justes proportions. Toutefois, dit-il en hochant la tête, il y a eu le coup de téléphone de cette dame qui, au moins à chaud, paraissait très alarmée, même si elle a rappelé plus tard pour dire qu’il n’y avait pas lieu de donner suite à son appel et, vous savez ce qu’est la routine, surtout dans les milieux de la police qui travaille avec des moyens tout à fait insuffisants et dans des conditions vétustés, pour ne pas dire archaïques, nous avons déclenché aussitôt une rapide enquête, pas si rapide en réalité puisqu’elle n’aboutit que maintenant, et nous avons su que vous aviez fait passer dans les journaux une annonce, nous n’avons pas la moindre chose à vous reprocher, j’insiste là-dessus, mais les annonces de ce type sont toujours curieuses, ou plus exactement, c’est le rôle de la police d’être curieuse, surtout quand des incidents comme celui-ci ont lieu, parfaitement anodin j’en conviens, et sans conséquence… mais enfin voilà pourquoi je vous ai demandé de passer… pour que vous m’éclairiez un peu…

Enfin il a fini. J’ai cru qu’il ne sortirait pas des sinusoïdes de sa phrase. Il me regarde avec cet air de gros chat matois prêt à vous sauter dessus que les flics savent prendre, quand ils veulent tout à la fois paraître compréhensifs et montrer qu’on ne peut pas les rouler. Assez belle physionomie. Sourcils broussailleux et grisonnants mais comme un velouté dans le regard. Je dis : Mais enfin, monsieur le commissaire, qu’est-ce que cela veut dire ? La liberté n’existerait-elle plus ? Ma profession est-elle réglementée ? Il n’a pas l’air très content de ma réaction : Madame, dit-il, je vous ferai d’abord observer que ce n’est pas une profession et c’est bien pour cela qu’elle n’est pas réglementée ; deuxièmement, sachez que la liberté ne s’est jamais si bien portée en France, comparez avec d’autres pays qui ont peut-être votre sympathie, je ne sais pas. Je dis cela comme je dirais n’importe quoi, c’est une pure hypothèse de ma part, mais enfin vous n’ignorez pas les fabuleux progrès de l’insécurité dans notre société et les justes alarmes de nos concitoyens…

Comme je le regarde, muette, il ajoute : Je dis alarmes, parce que cette dame, je vous le rappelais tout à l’heure, était extrêmement alarmée ; vous estimez que c’était à cause de son imagination ou de l’exubérance espiègle de sa fillette, bon, je veux bien, mais c’était un peu aussi à cause de votre imprudence, n’est-ce pas, vous pourriez le reconnaître ?… alors voilà, je vous invite à la prudence, c’est tout, à l’avenir… dans l’exercice de votre profession… je ne voulais rien vous dire de plus…

Silence. La pièce est nue, les murs sont sales. Une machine à écrire crépite dans mon dos. Je me retourne pour constater que ce n’est pas une dactylo qui est en train de taper, mais un policier à l’œil torve. Il pianote d’un seul doigt tout en tirant sur son mégot et en essayant de voir ce qui se passe avec moi. Mais il ne se passe rien. Que pourrais-je répondre au commissaire Beloy ? Il veut avoir le dernier mot ? Il l’a. Son téléphone retentit à point pour lui offrir une très belle sortie. Il décroche, écoute ce qu’on lui dit en fronçant son sourcil (broussailleux), répond avec une indifférence ennuyée. Il s’agit apparemment d’une histoire d’automobile volée, classique comme toutes ces histoires et sûrement banale, mais le commissaire fait tout pour poser devant moi, pour avoir une attitude détachée, aisée. À un moment donné, il écarte le combiné de son oreille et le tient éloigné, dans le vide, le faisant légèrement tournoyer, tandis qu’une malheureuse voix tatillonne s’égosille à lui fournir des explications qu’il n’écoute pas. En même temps, il me regarde, fixement, longuement, exagérément. Cela menace de durer. Mais il met sa main sur l’appareil, se lève, s’incline vers moi et galant, me dit qu’il me remercie et que je peux disposer. Il ajoute même qu’il est très content de me connaître.